Discours de réception de René de Obaldia

Le 15 juin 2000

René de OBALDIA

Réception de M. René de Obaldia

 

 

   M. René de Obaldia, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Julien Green, y est venu prendre séance le jeudi 15 juin 2000, et a prononcé le discours suivant :

 

 

     Messieurs,

     Le fait d’exister, de compter parmi les milliards d’individus qui s’agitent sur notre planète, est une aventure à la fois commune et singulière, et qui prête à réfléchir.

     Pour ma part, dès ma naissance, dès ma trouée en ce bas-monde, je fus ébaubi... Ébaubi, non seulement de « voir le jour », après neuf mois de cécité absolue, mais de me trouver ex abrupto en Chine, dans une colonie britannique, Hong-Kong, flanqué d’un père panaméen et d’une mère française, originaire de Picardie – bientôt j’allais être allaité par une nourrice toute jaune qui répondait au nom de Taï Hong Hua, que nous pouvons traduire par « Fleur d’arc-en-ciel ». Il semblerait que les astres, grâce à de savantes configurations et par une sorte d’ironie cosmique, eussent à cœur, tout au long de ma vie, de me jouer des tours de leur façon, de me placer dans des situations obliques, souvent en porte-à-faux avec la réalité ; une réalité pour laquelle, je vous l’avoue, je nourris une forte suspicion.

     Aujourd’hui même, Messieurs, je me trouve devant vous dans une position ambiguë, voire paradoxale. La tradition, en effet, veut que le nouvel élu qui a eu la fortune de remporter vos suffrages, se doit de faire l’éloge de son prédécesseur. Quel bonheur de rendre hommage, d’exprimer son admiration – surtout lorsque celle-ci va de soi ! Or, mon illustre devancier ne l’a pas entendu de cette oreille ; quelque chose en lui a fourché, et j’en dois supporter les regrettables conséquences.

     L’affaire, Messieurs, vous est connue ; permettez-moi cependant d’en rappeler la teneur.

     Le dernier occupant de ce vingt-deuxième fauteuil, après y avoir siégé durant un quart de siècle, décida, un triste matin, alors qu’il marchait sur ses quatre-vingt seize ans, de présenter sa démission. Démission justement refusée par M. Maurice Druon, alors Secrétaire perpétuel, et M. Alain Decaux, Directeur en exercice. Ceux-ci, avec courtoisie, signifièrent au bouillant nonagénaire, que « l’appartenance à l’Académie française n’était pas une fonction à titre précaire, mais une dignité irrévocable ». Je serais tenté d’ajouter : qui entre encore vivant à l’Académie française est frappé d’immortalité ! Une fois revêtu, l’habit vert colle à la peau. Qui est oint est oint ! Plus étonnant encore, en sus de sa démission, notre contestataire de la dernière heure fit savoir « qu’il interdisait d’avance tout éloge quel qu’il soit prononcé par son successeur lors de sa réception ». Ses arguments pour justifier cette désertion ne manquaient point de surprendre : « Je suis exclusivement américain, avait-il déclaré, ajoutant : les honneurs ne m’intéressent pas. »

     Qu’il soit refusé au nouvel impétrant, moi-même en l’occurrence, de se répandre en laudes à l’endroit d’un écrivain qu’il admire – alors que c’est là le sujet même de son discours – exige de celui-ci une véritable ascèse, un singulier pouvoir d’abstraction. Devais-je me soumettre à cet oukase et, usant de cette liberté, vous entretenir des petits oiseaux, du temps qui passe ou encore : pourquoi ne pas exalter les vertus de mes autres devanciers, tous ces immortels qui furent un moment en chair et en os à occuper ce vingt-deuxième fauteuil ? Parler du poète Saint-Amant par exemple, le premier à s’y installer, c’était en 1634 et, pour lequel, tout comme celui que je ne nommerai pas, j’éprouve une certaine tendresse.

     Grand joueur, grand buveur et grand voyageur, volontiers paillard et braillard, mais aussi rompu aux mondanités de la cour et de la ville, cela n’empêcha point le poète de composer une Ode à la Solitude :

O que j’ayme la solitude
Que ces lieux sacrés à la nuit
Esloignés du monde et du bruit
Plaisent à mon inquiétude.

     Ce vingt-deuxième fauteuil – je l’ai examiné de fort près – fut bon conducteur de soutanes. Trois abbés, en effet, en prirent possession : l’abbé Cassagne qui succéda directement à Saint-Amant. Son oraison funèbre de l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, lui valut un regain de notoriété et de vitalité. L’abbé Alary, élu en 1723, se distingua, quant à lui, pour n’avoir jamais écrit une seule ligne. Mais, par un décret de la providence, il se trouvait être le précepteur de Louis XV auquel il apprit à former des lettres et à se tenir droit. Enfin, l’abbé Gaillard, élu en 1771. Ce dernier connut un tel succès avec son ouvrage Essai de la rhétorique française à l’usage des demoiselles, qu’il n’hésita pas, peu après, à se fendre d’une Poétique française à l’usage des dames.

     Trois abbés, mais aussi trois comtes : le comte de Crécy, le comte de Ségur, le comte d’Haussonville... Au comte d’Haussonville succéda Ludovic Halévy, le joyeux librettiste d’Offenbach, qui devait apporter sous la Coupole un air frais, une note sérieuse de frivolité.

     Et puis voici qu’un auteur dramatique – tout-à-fait dramatique celui-là – Eugène Brieux prend le relais de Ludovic Halévy. Eugène Brieux, auquel succéda François Mauriac. Mais oui, nous voici en 1933. Comme le temps se faufile entre nos doigts, « le temps, ce grand maigre » disait Henri Monnier. François Mauriac ne connut pas mes affres, il eut certainement grand plaisir à faire l’éloge de l’auteur de La Robe rouge, drame en quatre actes – et en prose.

     Mais foin de ces périphrases, de ces dérogations. Parlons net. Devais-je me conformer, ou bien outrepasser les volontés du trépassé ?

     En proie à des tourments qui raccourcissaient mes nuits, j’ai demandé conseil, Messieurs, à plusieurs d’entre vous, qui avaient noué des liens amicaux avec... mon prédécesseur. Deux tendances se sont alors dessinées. Certains inclinaient à la stricte observance – d’autant qu’ils voyaient dans cette attitude comme un soufflet à la vieille Dame (la Vieille Dame toujours alerte du Quai Conti) et je me devais, ajoutaient-ils, en tant que membre – membre tout neuf, certes, mais membre à part entière – de relever le gant, de répondre à l’offense, de me livrer à un exercice mallarméen d’une absence d’éloges, d’un discours aboli d’inanité sonore D’autres, alléguant la charité chrétienne – là où le péché abonde, la grâce surabonde – me poussaient à braver l’interdit. Quoi ! faire fi d’un des plus grands romanciers de langue française dont l’œuvre monumentale est imprimée sur papier bible ! De la hauteur ! Du panache ! N’était-ce point là l’occasion d’une réconciliation posthume ? Oui, de l’altitude ! Hosanna au plus haut des cieux ! Du plus haut des cieux précisément, où se trouve à coup sûr notre pécheur sanctifié, en train de jouer du luth avec les bienheureux, il ne pourrait que se réjouir de cette transgression charitable.

     Délicate balance !

     Me vint alors à l’esprit de m’en ouvrir à Jean-Baptiste, un ami de longue date, à la fois comédien et auteur dramatique. Son agilité d’esprit, sa connaissance approfondie des ressorts de la comédie humaine et sa faculté de traduire cette comédie sur scène avec génie, font qu’il donna au répertoire français des pièces remarquables, je dirais même intemporelles. Citons au hasard : Le Misanthrope, Dom Juan, Les Femmes savantes Je parle bien sûr du sieur Poquelin, fortement médiatisé sous le nom de Molière. Des siècles que je ne l’avais revu !... Prêt à prendre la route avec sa troupe (j’appris qu’ils allaient se rendre à Pézenas) c’est dans sa roulotte qu’il me reçut – j’eus le temps d’apercevoir qui s’en échappait, Mademoiselle Béjart, le minois empourpré et le décolleté profond... L’excellent homme me fit asseoir sur une pile de caisses, lui, calé dans un fauteuil au velours mité. Sans marquer d’impatience, il m’écouta avec attention. De temps à autre, je crus même discerner dans son regard une lueur d’amusement, comme s’il méditait, en m’écoutant, un nouvel impromptu, L’lmmortel malgré lui. Lorsque j’eus terminé de lui exposer le sujet de mon trouble, il se fit un grand silence. Enfin, après s’être gratté longuement la perruque, il se lança dans une tirade que je ne suis pas prêt d’oublier !

MOLIÈRE :
Obaldia, votre affaire est pour le moins complexe
Et, vous en fais l’aveu, me rend chose... et perplexe !
Quel singulier bonhomme est-ce que celui-là
Qui reçoit les honneurs en ne les voulant pas !
Qui se veut avant tout de souche américaine
Lors que du beau français son œuvre entière est pleine.
Qui siégea vingt-sept ans au fauteuil de Mauriac
Et, le dernier moment, fait entendre ce couac !
Étrange, en vérité, que ce remue-ménage
Et qu’on ne saurait seul imputer au grand âge.
De quelle mouche verte a-t-il été piqué
Pour, de son propre chef, s’envoyer au piquet ?
Qui donc l’aurait poussé, comme on pousse une bête
À briguer ce fauteuil, qui n’est point à roulettes ?...
Quoi ! Cet homme sensé qui se voulait urbain
Sans vergogne et sans peur vous a mis dans ce bain !
Ce catho, ce chrétien...
 
OBALDIA :
J’entends bien, répondis-je,
Mais votre beau discours fait foin de mon litige.
 
MOLIÈRE :
Nenni, nenni, j’y viens Oyez, cher Obaldia :
Si l’on vous tire à hue, ne tirez pas à dia,
Mais, par un jeu subtil, et avec élégance
Comme il sied aujourd’hui, pratiquez l’alternance.
Vous en dites du bien : certains sont satisfaits
Vous n’en dites plus rien : bene ! fort bien ! Si fait !
Une heure de discours vous permet d’abondance
De donner au public cette sorte de danse...
Brisons là cher ami... mais, à peine levé
Non, ce que j’ai dit là ne vaut point un Ave.
Ne prêtez point le flanc à ces tristes querelles
Si l’homme est trop humain, le génie a des ailes !
Lorsqu’il s’agit, tudieu ! d’un aussi grand auteur
Peu nous chaut la raison, laissons parler le cœur !
 

     Messieurs,

     Julien Green, auquel j’ai l’honneur de succéder, est né à Paris, le 6 septembre 1900, de parents américains. Je précise tout de suite : des sudistes, et comme tels, génétiquement anti-yankee, rangés sous le drapeau à grande croix de Saint-André semé de treize étoiles sur fond bleu.

     Son père, Edward Green, natif de Virginie, devait inexorablement rencontrer sa mère, Mlle Mary Adelaïde Hartrige, native de Géorgie. De cette heureuse jonction, Julien fut l’un des fruits.

     Très tôt, le diable s’intéressa à sa personne. Et ce, au moment précis où ses parents déménagèrent de la rue Raynouard pour aller s’installer rue de Passy, numéro 93. Le petit Julien devait avoir six ans. Le soir venu, il aimait se rendre dans un réduit, qui servait aussi de penderie, situé au bas de l’escalier, où, il en était persuadé, le diable venait prendre ses aises.

     « Je m’étais mis dans la tête, écrira-t-il, que le diable en personne logeait là... À l’heure où la lumière hésite j’allais me placer devant la porte et, d’une voix étranglée, j’appelais le diable... Je comptais jusqu’à trois... Le silence était aussi terrifiant que si j’avais entendu le reclus prononcer des sons articulés.

     Parfois j’allais jusqu’à tourner le bouton et ouvrais la porte ; alors m’apparaissaient, sagement alignées, les nombreuses robes de ma mère. Mon cœur aurait pu cesser de battre, car, soudain, une main les écartait – les robes se mettaient toutes à frissonner... »

     Un peu plus tard, huit, neuf ans ? – toujours selon ses dires – le diable lui apparut en redingote dans un cinéma en plein air qui passait des films d’épouvante.

     Faisons un bond considérable dans le temps. Qui l’eut crû ? Ici même, sous la Coupole, lors de son Discours de réception, l’lmmortel tout frais évoqua le Prince des Ténèbres. Au cours de l’éloge qu’il prononce de son prédécesseur, François Mauriac, avec quelle pénétration ! quelle finesse ! il décèle toutefois chez le grand romancier maintes pages sulfureuses, et lance à l’auditoire : « Écartons la pensée absurde (manière fort habile de nous y amener), écartons la pensée absurde que Mauriac ait eu de mystérieuses intelligences avec le diable, ce personnage dont Baudelaire nous dit "qu’il assiste presque toujours, quoiqu’invisible, à toutes les séances académiques...". »

     Personnellement, je doute qu’aujourd’hui, ce personnage, hors du commun, n’ait d’autres centres d’intérêt, plus vifs, plus excitants.

     Messieurs,

     Si, d’emblée, j’ai mis l’accent sur les relations avouées, je n’ose dire privilégiées, qu’entretint Julien Green avec le Très-Bas, c’est que, par cet artifice, nous entrons dans l’univers propre au romancier de Léviathan, d’Adrienne Mesurat, de Chaque homme dans sa nuit, l’univers de la foi. La foi, « l’intrépidité de l’esprit », disait saint-Paul. Un monde où le naturel sert de masque au surnaturel, où l’invisible est de rigueur.

     Le diable, le Malin, le mal, c’était pour Julien Green une réalité tangible, comme la lutte impitoyable entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres, entre Dieu et Satan. Et toute son œuvre romanesque, tous ses personnages, ne sont vraiment compréhensibles que sous cet éclairage, qu’à la lumière de cette dualité qui l’habitait lui-même.

     Issu d’un milieu protestant, Julien Green se convertit au catholicisme à l’âge de seize ans. Les circonstances qui présidèrent à cet évènement furent des plus singulières... Alors qu’il se trouvait seul à la maison, l’esprit vague, le corps embarrassé, mû par une impulsion soudaine, il alla dans la salle de bains, et se surprit à ouvrir un meuble où son père empilait ses chemises ; là, il découvrit entre deux étoffes et quelques faux-cols, un livre du cardinal Gibbons, The Faith of our Fathers : la Foi de nos pères.

     « C’était, écrit-il, un abrégé de toute la doctrine catholique. Ce que je voulais savoir, je le savais enfin. Alors que je mourais de soif, une eau fraîche m’était versée d’une source intarissable. Cette eau, plus enivrante que le vin, me transforma d’un seul coup, je devins catholique de désir, sans hésitation aucune, dans un immense élan vers Dieu. »

     Quelle jubilation pour le Père Crété, à la fois jésuite et ami de la famille, auquel l’adolescent ouvrit son âme ! L’abbé le fortifia, l’instruisit et, quelques mois plus tard, le conduisit à la crypte de la chapelle des Sœurs Blanches, rue Cortambert. Devant l’autel, le jeune homme lut, debout, la main droite sur les Évangiles, la confession de Pie IV, s’engageant, hic et nunc, à renier l’hérésie luthérienne.

     Le nouveau converti devait vivre sa foi avec cette rigueur, cette intensité, que l’on observe souvent chez ceux-là qui ont abjuré leur croyance pour une autre.

     N’est-il pas révélateur que son premier livre, six ans après sa conversion ait été le Pamphlet contre les catholiques de France ? Il y donne libre cours à sa colère envers les « tièdes », la plupart de ces catholiques auxquels la religion sert de confort, il y fustige aussi le clergé qui trouve, à ses yeux, trop d’accommodements avec le ciel, et, pis encore avec l’enfer !

     Il n’y a que le « moi » qui brûle en enfer, soutenait Maître Eckhart. Et c’est ce moi, ce « moi haïssable » que Julien Green voulait brûler de son vivant ! Toute sa vie, en effet, il fut hanté par le péché, par l’idée du salut. L’enfer existe, les forces du mal – elles empruntent de préférence le visage de la séduction – sont continuellement à l’œuvre. La damnation n’est pas un vain mot. Qui sera sauvé ? Question qu’il ne cessera de se poser, et le mettra, littéralement, à la torture. Sans l’intervention de la Grâce, se demande-t-il, pouvons-nous sortir victorieux de ce combat contre nous-même, de ce corps à corps sans merci avec l’âme ? Les armes du Malin sont subtiles autant qu’innombrables. Et pour le puritain qu’il est resté malgré lui, la chair est notre plus sûre ennemie ; elle nous entraîne dans les abîmes alors que l’âme aspire aux béatitudes. Nous pouvons lire dans son journal : « La vérité à laquelle j’arrive après des années de lutte et de réflexion, c’est que je hais l’instinct sexuel... Je hais le désir, cette force inexorable qui jette tant d’êtres sages aux pieds de tant d’imbéciles. »

     Et c’est bien là son tourment : en même temps qu’il refuse le désir, il lui tarde de succomber à ses délices. En dépit de pieuses résolutions, en dépit du secours de la sainte Église romaine, catholique et apostolique, il retourne en sa faiblesse, aux égarements de la passion... La chair, la chair, toujours recommencée !

     Paradoxalement, Green se refusait à être considéré comme un écrivain catholique. Je suis écrivain et catholique, déclarait-il, mais pas un écrivain catholique.

     Même s’il semble ainsi prendre ses distances avec ses sentiments religieux, nous ne pouvons pas ne point l’apparenter aux grands tourmentés qui partageaient la même foi : Huysmans, Léon Bloy (qu’il admirait particulièrement), Péguy (dont il traduisit en anglais Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc), Bernanos qui salua la parution de son premier roman, Mont-Cinère, d’un « Courage, Green ! Votre œuvre est bonne. Courage ! » et, bien sûr, François Mauriac avec lequel il avait noué une solide amitié.

     De son propre aveu, nous savons que, très préoccupé par ses propres démons, il ne lisait guère ses contemporains. « Je n’ai jamais ouvert un livre de Kafka, écrira-t-il dans son Journal, et connais seulement quelques pages du Procès que Gide m’a lues en 1934 ». Il est intéressant de noter que les allemands Klaus Mann, Joseph Roth, et en particulier Herman Hesse voyaient en lui un « Kafka chrétien ».

     Je n’ai pas eu le bonheur de connaître Julien Green. Comme j’aurais aimé lui faire entendre ces lignes écrites par l’auteur du Procès :

     « Nous sommes vraiment abandonnés comme des enfants perdus dans la forêt. Quand tu es devant moi et que tu me regardes, que sais je des souffrances qui sont en moi et que sais-je des tiennes ? Et si je me jetais à tes pieds en pleurant et en te parlant de moi, que saurais-tu de plus que ce que tu sais de l’enfer quand quelqu’un te raconte qu’il est chaud et terrible ?

     Ne serait-ce que pour cela, nous devrions, nous autres, hommes, être les uns devant les autres, aussi respectueux, aussi pensifs, aussi aimants que devant les portes de l’enfer. »

     Comment Green, à cette lecture, n’aurait-il pas ressenti une émotion fraternelle ? Mais le croyant, le catholique aurait répondu : Nous ne sommes pas abandonnés, Dieu brûle d’amour pour nous. C’est nous-mêmes qui le désertons. C’est nous-mêmes, pleins de nous-mêmes, qui empêchons l’esprit de faire en nous sa demeure. Il semblerait que le Créateur ne cesse d’appeler au secours sa créature... Et là, j’entends encore Maître Eckhart : Dieu aussi connaît son enfer, c’est son amour pour les hommes.

     Venons-en, Messieurs, à l’œuvre-même de Julien Green, dont je n’ai pas à vous faire l’éloge ! Œuvre qui s’avère considérable. Non seulement grâce à la fécondité de l’écrivain, mais aussi par son obstination à durer, à couvrir pratiquement le siècle.

     D’ailleurs, je subodore que ce fauteuil, numéro vingt-deux, recèle en son sein une fontaine de jouvence. En effet, depuis 1634, date à laquelle Saint-Amant l’a pompeusement étrenné, jusqu’au jour d’aujourd’hui, treize membres seulement y ont siégé (Tout à l’heure, dans mon inventaire, j’ai passé sous silence MM. Jean-Antoine de Mesme, élu en 1710, et Jean-Pons Guillaume Viennet, aide de camp du général de Montéligier — je leur en demande pardon.) Treize membres en quatre siècles ! Ce qui nous donne une moyenne d’âge hors de la moyenne, une prime à la longévté.

     Œuvre considérable, dis-je, laquelle, en sus des romans, du théâtre, des articles et préfaces ouvre sur un océan : le Journal. Journal échelonné sur une soixantaine d’années et qui, à lui seul, demande au lecteur qui s’y plonge de prendre du temps en otage, beaucoup de temps... Obéissant partiellement au vœu de feu l’Immortel, ainsi qu’il m’a été recommandé, je tairai le bruit de fond qui monte de ces innombrables pages – certaines banales, d’autres brûlantes – afin de parler plus à loisir du théâtre, point de rencontre entre moi-même et Julien Green. Le théâtre : « la réflexion active sur l’homme et sur sa folie », selon Novalis.

     Nombre de romanciers – et non des moindres – s’y sont essayés. À leur étonnement ils n’ont pas toujours incendié les foules. C’est qu’il existe une différence sensible entre le texte écrit et le texte parlé. Trop souvent, le nouveau dramaturge confond la scène avec une tribune qui lui permettrait d’exprimer publiquement ses convictions, qu’elles soient philosophiques, religieuses ou politiques.

     Flaubert nous en donne une parfaite illustration. Depuis longtemps, il songeait à ajouter au répertoire une grande pièce riche en apports nouveaux, en rupture avec la sclérose des œuvres contemporaines. À la suite de mille tractations, et grâce au soutien de ses puissants amis, Edmond de Goncourt, Zola, Feydeau, Maupassant, il parvient à faire représenter une de ses pièces, Le Candidat, comédie en quatre actes. « Une pièce qui secouera rudement le public » annonce-t-il à George Sand, non sans ajouter : « Émile Augier en crèvera de jalousie ! »

     Combien de fois n’a-t-il pas rêvé du grand soir... Ie soir de la générale ! Un rêve qu’a fait tout auteur en quête de célébrité.

     Salle comble. Le Tout-Paris. Hommes considérables. Femmes en beauté, la poitrine palpitante. Douce lumière de gloire que répandent les lustres et les candélabres. Brouhaha des conversations – pâte sonore des deux sexes. Enfin, les trois coups. Silence. Le rideau se lève.

     La salle est suspendue aux lèvres des acteurs. Les réactions à tel mot d’esprit, telle tirade, sont vives. Les minutes paraissent des secondes. Une mouche se retient de voler... Quand, à l’acte final, le rideau rouge descend des cintres, c’est un tonnerre d’applaudissements. Des voix se mettent à crier : « L’auteur ! l’auteur ! »... Gustave rougit. Est-ce bien lui, l’auteur ? Il n’a pas le loisir de s’interroger : une jeune et ravissante actrice descend du plateau, parvient jusqu’à son fauteuil, l’entraîne, le hisse sur la scène !... Non seulement le public applaudit avec frénésie – oh ! toutes ces mains comme des mouettes ! – mais aussi les comédiens qui l’accueillent à bras ouverts, l’entourent, tous au bord des larmes – de vraies larmes !

     Las ! le soir de la vraie générale du Candidat, le 11 mars 1874 au Théâtre du Vaudeville, il en alla tout autrement Le rideau se lève. Et voici que l’auteur de L’Éducation sentimentale, par la voix de ses interprètes, déverse sa bile, vitupère contre la société en général et le monde politique en particulier. Le comte de Chambord en prend pour son grade ! Le comte de Chambord, tout comme les orléanistes, et certains républicains Ah ! il n’y va pas de main morte ! Au fur et à mesure que se déroule l’action, le silence d’abord poli, se fait vicieux, il est ponctué de toussotements, chuchotements, froissements de papiers, du clic de bonbonnières refermées d’un coup sec. Au moment des saluts, applaudissements feutrés. Le public s’esquive en douceur. Certains présentent un visage consterné comme s’ils avaient participé à une action criminelle. Très vite, il se retrouve dans une salle vide, seul à seul avec le Directeur. M. le Directeur en queue de pie, ne desserre pas les dents ; simplement il s’éponge le crâne, un crâne encore plus chauve que de coutume.

     Trois jours après, la pièce est retirée de l’affiche.

     Flaubert écrit de nouveau à George Sand : « Pour un four, c’est un four ! »

     Julien Green, permettez-moi, Messieurs, d’y revenir, a écrit pour le théâtre sans tomber dans les pièges que je viens d’évoquer. Et pourtant, à maintes reprises, il avait fait part de ses réticences à être porté sur la scène.

     « Je n’avais pas encore trouvé, confiera-t-il, le chemin qui mène du roman à un lieu redoutable et fascinant : le plateau, et je ne m’y serais jamais hasardé si Jouvet ne m’y avait fortement engagé ». Le rôle de catalyseur que Jouvet avait joué pour Giraudoux avant la guerre, il le jouera donc pour Julien Green après la guerre, ayant décelé dans son œuvre romanesque des accents dramatiques, des dialogues vivants qui auguraient de leurs vertus théâtrales. Et l’auteur de Moïra de finir par lui confier qu’il a l’idée d’une grande pièce, qu’il va se mettre au travail.

     Jouvet revient fréquemment à la charge : « Et cette pièce, cher Monsieur, elle avance ? où ça en est ?... » Le « cher Monsieur » répond d’une manière allusive... Il rappellera plus tard : Jouvet, très amicalement me harcelait ; les pneumatiques succédaient aux coups de téléphone... Heureux temps ! Ah ! comme nous aimerions, nous autres, auteurs d’aujourd’hui, que de puissants directeurs de théâtre nous harcelassent, nous faxassent, nous imélassent !

     Enfin, la pièce tant annoncée voit le jour. Baptisée Sud, elle sera créée le 6 mars 1953 au Théâtre de l’Athénée. Malheureusement, Jouvet avait rendu l’âme deux ans auparavant, terrassé en pleine répétition d’une pièce d’un célèbre romancier anglais appelé Green lui aussi, et lui aussi converti au catholicisme : Graham Green, l’auteur de La Puissance et la Gloire.

     C’est Jean Mercure qui sera chargé de la mise en scène.

     Dans l’édition de Sud qui suivit les représentations, l’auteur mit en exergue : « La purification d’une passion dangereuse par une libération véhémente. C’est ainsi qu’Aristote définit la tragédie et je ne pense pouvoir donner de meilleur résumé de la pièce qu’on va lire ». Ce rappel liminaire de la catharsis est aussi pour Julien Green une justification.

     Sur toile de fond dramatique (la guerre de Sécession), l’action met en scène un jeune officier Ian Wiczewihi dont le destin bascule lorsqu’il voit apparaître devant lui le bel adolescent qu’est Erik Mac Cluse. Inavoué et inavouable, l’amour dont il s’agit ici, prévient l’auteur avec prudence, est, dans son essence, au-delà du désir.

     Malgré les réserves de la plupart des critiques, le public et certains grands écrivains comme Montherlant, Mauriac, Cocteau, soutiennent le nouveau dramaturge. Sud est joué une centaine de fois à Paris avant de partir pour la province et connaître le succès à l’étranger. Albert Camus écrit à l’auteur : « Je lis vraiment trop de sottises sur votre belle pièce, et je me demande si tant de fières ignorances ne risquent pas de vous faire renoncer au théâtre. Ce serait une erreur complète... Notre théâtre, soyez-en sûr, n’a pas besoin de fabricants, mais d’écrivains comme vous, de créateurs, qui lui rendent enfin sa noblesse. »

     Julien Green ne renonça pas au théâtre. Il écrivit aussi L’Ennemi, L’Ombre, Demain n’existe pas, L’Automate, pièces qui connurent des fortunes diverses

     Pourtant l’auteur ne s’était pas complètement débarrassé de toutes les résistances qui s’opposaient en lui au genre dramatique Elles n’étaient pas seulement liées à la crainte d’affronter la scène, de passer d’un langage à un autre : elles obéissaient à des raisons plus obscures où nous voyons, une fois de plus, le Malin revenir en selle.

     Tant selon Gide que selon Mauriac ou Jacques Maritain, auquel Julien Green vouait une profonde admiration, le Malin collabore en effet à toute œuvre d’art. La littérature est un véhicule de choix pour la perversion des âmes. Mauriac allait même jusqu’à définir le roman comme « le péché en action ».

     De son côté, le philosophe russe Berdiaeff n’affirme-t-il pas que, de tous les lieux existant sur cette terre, l’espace scénique est celui où le démon peut en toute impunité jeter de la poudre aux yeux, en faire accroire à bon compte... Quelques être humains évoluant dans quelques mètres carrés suffisent en effet à transporter un auditoire subjugué au royaume qui lui est propre, celui de l’illusion.

     Nous connaissons la sévérité que montrait autrefois l’Église envers les représentations profanes. On l’attribue volontiers à la légèreté supposée des mœurs de ceux et de celles qui jouent la comédie aux autres – et souvent à eux-mêmes... Ses raisons en sont beaucoup plus profondes : pour le théologien les comédiens vivent dans le mensonge. Ils portent continuellement des masques. En fait, ils sont « altérés », et être altéré c’est précisément être dans l’Autre et l’Autre c’est le Diable !

     Mais le mal ne tient-il pas aussi son rôle dans l’économie du salut ? Il peut, paradoxalement concourir au bien, de son obscurité épauler la lumière, servir les voies impénétrables du Seigneur... On se souvient du mot de Cocteau : « Sans le diable, Dieu n’aurait jamais atteint le grand public »

     Le grand public, depuis toujours est friand des anecdotes qui circulent sur les acteurs et les actrices, leurs rivalités, leurs engouements, parfois les incidents au cours des représentations et qui échappent, grâce à leur talent, aux yeux des spectateurs... Permettez-moi, Messieurs, de vous rapporter l’histoire qui m’arriva personnellement lors de la création de mon « western de chambre », Du vent dans les branches de sassafras, car je la crois unique dans les Annales du théâtre. Parmi mes interprètes j’avais le bonheur de compter l’acteur génial qu’était Michel Simon. Celui-ci, malheureusement, avait des problèmes avec sa mémoire, une mémoire qui fonctionnait par à-coups. Ce qui ne manquait pas d’inquiéter, d’autant que son rôle était considérable. (« Neuf cent lignes, plus les coups de feu », me lançait Boudu avec un regard sévère...) Les répétitions avaient été mouvementées, la générale plusieurs fois repoussée. Le soir de la première publique, les merveilleux comédiens qui entouraient le monstre sacré, étaient saisis de crainte et de tremblements, ils redoutaient de se trouver soudain confrontés à un silence abyssal, ou à de simples grognements, ou pis encore, à des propos saugrenus, peu en rapport avec la situation... Il n’en fut rien. Sa forte présence suppléait au rétrécissement du texte. Bondissant, bredouillant, énorme, il sortit grand vainqueur de l’épreuve. La salle entière debout lui fit une ovation. Enfin, lorsqu’il finit par obtenir à grand-peine le silence, il se porta à l’avant-scène pour faire l’annonce traditionnelle et, d’une voix encore plus malaxée que de coutume :

     — « La pièce que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous pour la première fois est de est de la pièce que, que Merde ! J’ai oublié le nom de l’auteur. »

     Si le théâtre est une aventure que je partage avec l’auteur des Pays lointains et des Étoiles du Sud, un autre trait commun nous unit, c’est notre filiation directe avec le continent américain. Certes, le Panama est plus petit que le seul État de Virginie, ou de Géorgie ! Vous étendez la main d’un côté, c’est l’Atlantique ; vous étendez l’autre main, à vous le Pacifique !... Situation unique, exceptionnelle. Le Panama est un point névralgique entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, entre l’Orient et l’Occident. Il mérite bien sa fière devise : Puente del mondo. Corazon del universo. Pont du monde. Cœur de l’Univers.

     Du pont du monde au pont des Arts, il n’y a qu’un pas, que vos prédécesseurs avaient déjà partiellement franchi en 1884 lorsqu’ils avaient reçu parmi eux Ferdinand de Lesseps.

     Aujourd’hui, en donnant la relève du romancier franco-américain au dramaturge franco-panaméen, vous prouvez assez ce beau souci, si éloigné du conservatisme dont on vous a parfois accusés, de faire battre sous cette Coupole un peu du cœur de l’univers.

     Julien Green, nous le savons, aimait l’Amérique – « depuis des générations », a pu dire l’un de ses biographes. Durant toute son enfance, sa mère, avec nostalgie, ne cessait de lui évoquer le Sud, les splendeurs du Sud – de le promener à Savannah, sa ville natale, Savannah et ses avenues bordées de magnolias géants, de sycomores, où, la tiédeur du climat fait que les roses fleurissent à Noël. Elle en parlait comme d’un paradis perdu. Descriptions qui, tout naturellement, enflammaient l’imagination du futur romancier. Il dut patienter, attendre sa dix-neuvième année avant de découvrir le pays mythique et faire sien l’affirmation de Gérard de Nerval : « Je voyage pour vérifier mes songes. » Voyage inespéré, grâce à l’un de ses oncles maternels qui l’avait généreusement inscrit à l’Université de Virginie.

     Cependant, deux ans auparavant, il avait pris contact avec les Américains sur le sol français. C’était au printemps 1917. Les États-Unis venaient d’entrer en guerre. Avide de servir, de se rendre utile, le jeune homme de dix-sept ans réussit à se faire engager dans une unité américaine. Il fut expédié en Argonne, comme ambulancier. Il raconte que c’est là, dans une grange, qu’il vit son premier mort : un soldat, fauché dans la fleur de l’âge par la bêtise humaine. La bêtise. La Bête !

     Dans les Études carmélitaines consacrées à Satan, on peut lire que le diable, depuis qu’il ne se manifeste plus avec cornes et odeur de soufre, n’a jamais régné en maître aussi incontesté... Faisant allusion lui aussi au Malin, le Révérend Père Carré, au cours de son homélie consacrée à la mémoire du maréchal Foch, n’hésite pas à rapporter que Napoléon constatait une modification de la tactique militaire tous les dix ans... Et l’excellent Père d’ajouter : « La tactique du diable se modifie peut-être tous les jours... »

     Je suis, pour ma part, porté à croire que grâce aux nouvelles techniques, l’électronique, l’informatique, la génétique, etc., le diable n’a maintenant plus guère besoin de changer de stratégie : il a trouvé son plein emploi !

     Certes, depuis les origines, il semblerait que l’homme n’ait pas changé fondamentalement. L’homme reste un loup pour l’homme. Mais aujourd’hui, le phénomène nouveau, révolutionnaire, c’est que la science, les dernières technologies lui apportent des pouvoirs exceptionnels, trop souvent employés à des fins malheureuses. Je pense ici au philosophe Karl Jaspers qui déclarait : « L’homme est devenu inférieur à ses œuvres ».

     Pouvoirs exceptionnels : ainsi le moindre imbécile qui passe à la télévision prend une dimension planétaire !... Des milliers d’imbéciles réunis en un seul envahissent des milliers de foyers – le démon est légion. En ce moment même, grâce aux satellites de communication, qui folâtrent dans l’espace et dont certains nous espionnent, le discours que je vous tiens n’est-il pas intercepté par les Martiens ?... Mais restons sérieux. Il serait ridicule de ne voir que les aspects négatifs des progrès scientifiques. Comment ne pas être fasciné par les découvertes actuelles qui témoignent aussi, avec éclat, du génie humain. Découvertes qui se succèdent à si grande vitesse qu’elles rendent souvent caduques celles de la veille. De plus en plus, la réalité dépasse la réalité !

     L’auteur de Chaque homme dans sa nuit – « Chaque homme dans la nuit s’en va vers la lumière », tel est le vers de Victor Hugo – se montrait fort sévère pour ses contemporains. Dans une de ses formules admirables qui émaillent son Journal, il notait : « Notre époque est épuisante pour l’âme. » Il y voyait surtout la primauté du mensonge, le mensonge qu’il détestait plus que tout. Souvent, il rappelait que le Prince des Ténèbres était aussi nommé le Père du mensonge. Nous retrouvons ici l’influence puritaine qu’il subit durant son enfance. « Ne mens jamais », ordonnait sa mère. Injonction à laquelle il obéissait scrupuleusement. Il rapporte que, lorsqu’une de ses sœurs était prise en flagrant délit de contre-vérité, elle se voyait laver l’intérieur de la bouche avec du savon noir !... On ne badinait pas avec le huitième commandement.

     Il est peut-être vrai que l’une des caractéristiques de notre temps, c’est le fossé qui existe entre ce qui est dit et ce qui est fait. Le mensonge devenu notre pain quotidien. Et je ne résiste pas au plaisir de vous conter un apologue où le mensonge, précisément, ne peut tenir aucune place, car la parole, sitôt prononcée, devient acte, devient vérité. Apologue qui aurait réjoui, j’en suis sûr, celui-là qui préconisait – j’emploie ses propres termes – « la religion du vrai ».

     L’histoire remonte au Moyen Âge et se passe dans un monastère. Parmi les moines, frère Théodule était entouré d’une profonde vénération. Entré dans l’ordre à l’âge de dix-huit ans, il avait prononcé, outre les vœux d’obéissance, de pauvreté, de chasteté, le vœu de silence... Il venait d’atteindre ses soixante dix ans. Cela faisait donc cinquante deux ans qu’il n’avait pas proféré un traître mot. Mais il rayonnait, ses yeux respiraient le ciel, sa seule présence sanctifiait tous ceux qui l’approchaient.

     Un matin, ses frères ne le voyant pas au réfectoire comme à l’accoutumée, se rendirent dans sa cellule. Frère Théodule se trouvait prostré sur sa couche, livide, le souffle court ; de toute évidence il allait rendre l’âme.

     La panique s’empara des moines.

     Frère Gédéon tomba à genoux et le supplia, avant qu’il ne gagnât la Cité céleste, de leur parler, de proférer ne serait-ce qu’une parole – une parole essentielle qui pourrait les illuminer... Aucune réaction du moribond... Frère Ignace, frère Constantin, frère Alcide, frère Philémon revinrent à la charge, arrosant leurs suppliques de leurs larmes. Rien n’y fit.

     Ce fut le tour de frère Volubilis, le plus jeune de la communauté, adolescent fougueux, au visage préraphaélique. Il somma frère Théodule, au nom de la sainte charité, de se délier de son vœu de silence.

     Alors, au nom de la sainte charité, frère Théodule trouva la force de se redresser et, d’une voix sortie d’on ne sait quel abîme, s’écria : Feu !

     Et au moment où il disait feu, à la seconde même, des flammes se mirent à courir dans la cellule, gagnèrent l’escalier, se répandirent dans la salle capitulaire, la chapelle, le réfectoire, les écuries – et le monastère tout entier se prit à flamber !

     Messieurs, je ne suis point parvenu à cet état transcendantal où le Verbe engendre ce qu’il nomme, et si je prononce le mot feu, rassurez-vous, les flammes ne lèchent pas la Coupole. Ce serait regrettable... Paul Valéry, dans son fameux discours sur « l’Académie et son mystère » parle de celle-ci comme « d’un îlot où se conserverait le souci du meilleur de la culture ». Je serais tenté d’ajouter un « îlot de résistance »... Nous assistons, en effet, à l’érosion du langage, laquelle entraîne inéluctablement un appauvrissement de l’esprit. Votre travail au Dictionnaire, Messieurs, la volonté de protéger notre langue et de la faire rayonner, conformément au vœu de Richelieu, à travers le monde, devient affaire de salut public !

     Travail de longue haleine. Haleine de plusieurs générations. Mais, comme l’a si bien noté saint Bonaventure : « Les préparatifs du Jugement dernier tirent encore en longueur » Je pense donc, Messieurs, que nous pouvons encore jouir de quelque répit, et, de la lettre M où vous en êtes restés, m’a-t-on rapporté, passer bientôt hardiment à la lettre N... Ce sera pour moi une joie d’apporter ma modeste contribution lors de vos séances jupitériennes.

     Oui, une joie. Et j’aimerais terminer, là où maints de mes illustres prédécesseurs ont commencé, en vous exprimant ma gratitude de m’avoir « capté », de m’avoir avancé ce fauteuil séculaire où je n’ose encore m’asseoir.

     Derechef, je suis ébaubi ! Au seuil de ce troisième et balbutiant millénaire, me voir parmi vous, l’épée au côté, vêtu d’un somptueux habit brodé de feuilles d’olivier, chemise blanche et nœud papillon, veillant sur mon bicorne, semble relever d’un songe... Là encore, je rejoins mon cher prédécesseur. N’avait-il pas déclaré ici même, le jeudi 16 novembre 1972, lors de sa réception : « Il faudra que je m’habitue à cette idée que je ne rêve pas et que tout ceci est vrai » ?

     Que la vie soit un songe, Calderon nous en avait avertis ! Mais il est des songes qui vous alourdissent, d’autres qui vous allègent. Celui qui vient de s’emparer de moi me transporte au septième ciel. Miracle ! je me sens reverdir !

     Et de me trouver en votre docte compagnie où se côtoient des personnalités si diverses, chacune riche de son expérience, de ses certitudes comme de ses doutes, ne peut que m’aiguiser, me piquer, m’inciter à de nouvelles anabases.

     De cela, aussi, Messieurs, soyez remerciés.